La servante maîtresse, libretto, Parigi, Bureau de la Petite Bibliothèque des Théâtres, 1784

 ACTE PREMIER
 
 SCENE PREMIERE
 
 PANDOLFE seul, assis devant une petite table
 
 PANDOLFE
 
 Air
 
    Long-tems attendre,
 sans voir venir ;
 au lit s'étendre,
 ne point dormir ;
5grand' peine prendre,
 sans parvenir,
 sont trois sujets
 d'aller se pendre.
 
 C'est aussi se moquer des gens ;
10voilà trois heures que j'attends
 que ma servante enfin m'apporte
 mon chocolat ; elle n'a pas le tems.
 Cependant il faut que je sorte ;
 elle me dira : que m'importe ?
15Oh ! c'en est trop, je suis trop bon :
 mais je vais prendre un autre ton...
 Zerbine ! Zerbine !...
 peste de la coquine !
 Zerbine ! Zerbine !...
20Je m'égosille en vain,
 elle viendra demain. (il se retourne, et il apperçoit Scapin qui est entré sans mot dire, et qui se tient tranquillement derrière lui)
 Tais toi, que fais-tu là planté comme une borne ?
 Euh !... Quoi !... tu ne dis mot !
 Faudra-t-il aussi, maître sot,
25qu'à tes oreilles je corne ?
 Eh ! va donc, va donc, tôt,
 va voir ce qui l'empêche :
 romps-toi le cou, s'il le faut ;
 dis-lui qu'elle se dépêche. (il le pousse dehors par les épaules)
 
 Récitativ accompagné
 
30Voilà, pourtant, voilà comment
 on fait soi-même son tourment !
 Je trouve cette enfant qui me paroît gentille,
 je la demande à sa famille ;
 on me la donne, et depuis ce moment,
35je l'élève comme ma fille ;
 que m'en revient-il à présent ?
 Mes bontés l'ont rendue à tel point insolente,
 capricieuse, impertinente,
 qu'il faut, avant qu'il soit long-tems,
40s'attendre enfin que la servante
 sera la maîtresse céans.
 Oh ! tout ceci m'impatiente !
 
 SCENA II
 
 PANDOLFE, ZERBINE, SCAPIN
 
 Zerbine entre en disputant avec Scapin
 
 Air
 
 ZERBINE (à Scapin)
 Eh bien ! finiras-tu ? deux fois, trois fois,
 je n'en ai pas le tems ; cela te doit suffire.
 PANDOLFE (à part)
45Fort bien !
 ZERBINE
 Combien de fois faut-il te le redire ?
 Si ton maître est pressé, faut-il que je le sois ?
 PANDOLFE (à part)
 A merveille !
 ZERBINE
 Finis, Scapin, si tu m'en crois ;
50ma patience enfin se lasse,
 si tu la réduis aux abois,
 je vais faire pleuvoir vingt soufflets sur ta face.
 Tu n'en tiens compte ? il faut donc, je le vois,
 joindre l'effet à la menace. (elle se met en devoir de souffleter Scapin ; Pandolfe l’arrête)
 PANDOLFE
55Que prétends-tu, Zerbine ? hola !
 ZERBINE
                                                               Vous l'allez voir ;
 je vais à ce faquin apprendre son devoir.
 PANDOLFE
 Comment ! coquine, en ma présence,
 devant ton maître, une telle insolence ?
 ZERBINE
 Il faudra donc à votre avis,
60parce que je suis la servante,
 qu'impunément on me tourmente,
 on m'excède, on m'impatiente,
 qu'on n'ait pour moi que du mépris ?
 Non, monsieur, chacun vaut son prix,
65je veux qu'en ce logis tout le monde s'empresse,
 ait pour moi des égards, qu'ils me regardent tous,
 comme si j'étois la maîtresse,
 archi-maîtresse, entendez-vous ?
 PANDOLFE
 Fort bien ! Sachons donc de madame
70ce qui peut la mettre en courroux.
 ZERBINE
 Cet impertinent qui vient...
 PANDOLFE
                                                     Ah ! tout doux !
 Il ne mérite point de blâme :
 c'est de ma part.
 ZERBINE
                                 Avec de si sottes façons,
 qui se donne les airs de faire des leçons !
75Mais... il le paîra sur mon âme.
 PANDOLFE
 C'est de ma part, te dis-je.
 ZERBINE
                                                   Eh ! pourquoi ! s'il vous plaît ?
 PANDOLFE
 Pourquoi mon chocolat n'est-il pas encor fait ?
 ZERBINE
 Monsieur, point de colère :
 assurément, quoi que vous en disiez,
80je n'irai pas à présent vous en faire.
 PANDOLFE
 Il faut donc ?...
 ZERBINE
                              Il faut donc que vous vous en passiez.
 PANDOLFE (à Scapin)
 Maintenant que j'ai bu ma tasse,
 dis-moi, Scapin : grand bien vous fasse. (Scapin rit)
 ZERBINE
 De quoi rit ce nigaud ?
 PANDOLFE
                                             Oh ! qu'il a bien raison !
85Il rit de ma sottise ; elle est complette.
 Je me laisse mener ici comme un oison,
 par une insolente soubrette.
 Mais c'est aussi, c'est trop en abuser.
 Il faut enfin se raviser.
 
 Air
 
90   Sans fin, sans cesse,
 nouveau procès ;
 et si, et mais,
 et oui, et non,
 tout sur ce ton,
95jamais, jamais, au grand jamais,
 on n'est en paix.
 
    Mais que t'en semble à toi ? (à Scapin)
 Dois-je en crever, moi ?
 Non, par ma foi !
 
100   Un jour viendra
 qu'on se plaindra,
 qu'on gémira,
 quand on sera
 dans la détresse ;
105on maudira
 son triste sort ;
 on sentira
 qu'on avoit tort.
 
    Qu'en penses-tu ? n'est-il pas vrai ? (à Scapin)
110Hai ? Dis, toi ? Quoi ?
 Oui ? oui, sur ma foi ?
 
 ZERBINE
 Enfin, pour vouloir trop bien faire,
 auprès de vous je me fais une affaire.
 PANDOLFE
 La pauvre fille ! (à Scapin) Tu l'entends !
 ZERBINE
115Vous payez d'un beau salaire
 tous les soins que de vous je prends !
 Des duretés, des mauvais complimens,
 voilà de vos remercîmens.
 PANDOLFE
 Oh ! cela n'est pas bien.
 ZERBINE
                                              Joignez-y l'ironie,
120pour faire mieux.
 PANDOLFE
                                   En effet, j'ai grand tort.
 Il ne faut pas que je le nie.
 ZERBINE
 Allez, vous devriez avoir quelque remord,
 de me traiter ainsi.
 PANDOLFE
                                      J'en demeure d'accord.
 ZERBINE
 Allons, poussez la raillerie ;
125elle est tout-à-fait de saison,
 et ce ton de plaisanterie
 vous sied, on ne peut mieux.
 PANDOLFE
                                                       Je quitte la partie,
 car elle aura toujours raison.
 Scapin, va me chercher ma canne et mon épée.
130Je veux sortir. (Scapin sort)
 ZERBINE
                              Oh ! la bonne équipée !
 Il ne manquoit plus que ce trait.
 Voyez un peu la belle idée,
 de sortir à l'heure qu'il est !
 Et puis c'est moi qui manque de cervelle !
 PANDOLFE
135Mais dites-moi donc, s'il vous plaît ?
 De quoi diable madame ici se mêle-t-elle ?
 Je veux sortir.
 ZERBINE
                             Vous ne sortirez pas ;
 et si vous m'obstinez, je m'en vais de ce pas
 fermer la porte à clef.
 PANDOLFE
                                          Je doute si je veille.
140Fut-il jamais insolence pareille ?
 ZERBINE
 Oh bien ! criez, pestez, sachez qu'il n'en sera
 ni plus ni moins que ce qu'il me plaira.
 PANDOLFE
 Scapin, je l'avouerai, cela me passe ;
 je ne m'attendois pas à cet excès d'audace.
145D'étonnement... tous mes sens stupéfaits...
 Pour avoir trop à dire... je me tais.
 ZERBINE (le regardant malignement sous le nez)
 
 Air
 
    Eh ! mais ne fait-il pas la mine ? (il fait un geste d’impatience)
 Comment ! je crois qu'il se mutine ;
 eh ! bon, eh ! bon,
150c'est que monsieur badine.
 Je veux que sans caprice,
 sans murmurer, on obéisse. (il veut parler ; elle lui impose silence)
 Paix donc, paix donc ;
 Zerbine le veut ainsi :
155elle est maîtresse ici.
 Que tout ceci finisse,
 ou j'en ferai justice ;
 je veux que sans caprice,
 ici l'on obéisse.
160Paix donc, paix donc ; qu'on obéisse :
 Zerbine le veut ainsi ;
 elle est maîtresse ici.
 Monsieur, me fais-je entendre assez ?
 Me fais-je entendre ?
165Vous pouvez me comprendre ;
 vous avez dû l'apprendre,
 depuis dix ans passés,
 que vous me connoissez.
 
 PANDOLFE (à Scapin)
 Scapin, va maintenant tout remettre à sa place :
170car de sortir je n'aurai pas l'audace,
 puisque madame le défend.
 ZERBINE
 C'est le parti le plus prudent. (à Scapin, qui bésite)
 Eh bien ! quoi, qu'est-ce qui t'arrête ?
 Il faut tout remporter... oui... n'as-tu pas compris ?
175Que veut dire cet air surpris,
 et ces yeux effarés qui roulent dans ta tête ?
 PANDOLFE (à Scapin)
 Oui, sois émerveillé de me trouver si bête ;
 donne-moi tous les noms qu'invente le mépris ;
 donne-moi des soufflets, ma joue est toute prête.
180Je consens même à t'en payer le prix.
 ZERBINE
 Quelle boutade extravagante !
 Y pensez-vous ?
 PANDOLFE
                                Eh ! va-t-en, insolente !
 Je n'y puis plus tenir ; il faut absolument
 me délivrer de ce tourment...
185Scapin, va de ce pas me chercher une femme.
 Fût-elle un monstre, une guenon,
 qu'elle vienne à coup sûr, je ne dirai pas : non.
 L'hymen n'effraye plus mon ame,
 c'est un secours que je réclame,
190pour me sauver de ce démon.
 ZERBINE
 Monsieur veut donc tâter enfin du mariage ?
 Oh ! pour le coup, je suis de son avis.
 Ce dessein me plaît fort, j'y donne mon suffrage.
 PANDOLFE
 Madame approuve donc ?
 ZERBINE
                                                  On ne peut davantage.
 PANDOLFE
195De si sages conseils doivent être suivis ;
 je promets bien d'en faire usage.
 ZERBINE
 Je l'espère.
 PANDOLFE
                        Et cela, pas plus tard que demain.
 Oui, dès demain, sans faute, je m'engage.
 ZERBINE
 Et c'est à moi que vous donnez la main ?
 PANDOLFE (en colère)
200O l'impudence extrême !
 A toi !
 ZERBINE (froidement)
               A moi.
 PANDOLFE
                              Toi, coquine !
 ZERBINE
                                                         A moi-même.
 PANDOLFE
 Je ne sais qui me tient... oser prendre ce ton !
 Mais, comment ! pour qui me prend-on ?
 ZERBINE
 Pour un objet digne de plaire,
205à qui je veux donner ma foi.
 Vous avez beau dire et beau faire,
 vous n'en aurez jamais d'autre que moi.
 
 Duo, en dialogue
 
 ZERBINE
 
    Je devine,
 à ces yeux, à cette mine,
210fine,
 lutine,
 assassine ;
 vous avez beau dire : non ;
 bon, bon !
215Vos yeux me disent que si,
 et je veux le croire ainsi.
 
 PANDOLFE
 
    Ma divine,
 vous vous trompez à ma mine,
 très-fort.
220Prenez un peu moins l'essor.
 Mes yeux avec moi, d'accord,
 vous diront : vous avez tort.
 
 ZERBINE
 
    Mais comment ? mais pourquoi ?
 Je suis jolie ;
225mais très-jolie,
 douce, polie.
 Voulez-vous de l'agrément, de la finesse,
 de bons airs, de toute espèce,
 gentillesse,
230noblesse ?
 Regardez-moi.
 
 PANDOLFE (à part)
 
    Sur mon âme, elle me tente :
 elle est charmante !
 
 ZERBINE (à part)
 
 Pour le coup il devient tendre.
235Il faut se rendre. (à Pandolfe)
 
 PANDOLFE
 
 Ah ! laisse-moi !
 
 ZERBINE
 
 Il faut me prendre.
 
 PANDOLFE
 
 Tu rêves, je crois.
 
 ZERBINE
 
 Tu veux, en vain, t'en défendre ;
240il faut que tu sois à moi.
 
 ZERBINE                                             PANDOLFE (à part)
 
 Je t'aime,                                             O peine extrême !
 je suis à toi ;                                        Je suis, ma foi !
 sois donc à moi.                                  tout hors de moi !
 
 ZERBINE
 
 Je devine ;
245oui, à cette mine.
 
 PANDOLFE
 
 Ma divine,
 il n'en est rien.
 
 ZERBINE
 
 J'entends bien :
 non, mignon,
250vous avez beau dire : non ;
 mais ce n'est pas tout de bon.
 
 PANDOLFE
 
 C'est tout de bon.
 
 ZERBINE
 
 Mais comment ? mais pourquoi ?
 Je suis jolie ;
255mais très-jolie :
 au plus jolie.
 
 PANDOLFE (à part)
 
 En ferois-je la folie ?
 
 ZERBINE (à part)
 
 Il en tient, je le vois.
 Rien n'efface
260ma grâce ; (à Pandolfe)
 regardez-moi.
 
 PANDOLFE (à part)
 
 Pour cela,
 je pense que j'en tiens-là. (il met la main sur son cur)
 La, ralla.
265La ralla, ralla, ralla.
 
 ZERBINE
 
 Il faut se rendre.
 
 PANDOLFE
 
 Ah ! laisse-moi !
 
 ZERBINE
 
 Il faut me prendre.
 
 PANDOLFE
 
 Tu rêves, je crois.
 
 ZERBINE                                             PANDOLFE
 
270Reçois mon cur et ma foi.                Non ; je ne veux pas de toi.
 
 ZERBINE
 
 Tu seras donc à moi ?
 
 PANDOLFE
 
 Je ne veux pas de toi.
 
 ZERBINE                                             PANDOLFE (à part)
 
 Si, si, tu seras à moi.                          Ah ! je suis tout hors de moi.
 
 PANDOLFE (toujours à part)
 
 Pour cela,
275je pense que j'en tiens-là !
 
 ZERBINE
 
 Je suis jolie ;
 mais très jolie :
 au plus jolie.
 
 PANDOLFE
 
 La ralla, la ralla.
 
 ZERBINE
 
280Rien n'efface
 cette grâce.
 
 PANDOLFE (à part)
 
 Quelle peine !
 Quelle gêne !
 
 ZERBINE (à part)
 
 Il en tient, je le vois.
 
 ZERBINE                                             PANDOLFE
 
285Tiens, mon roi,                                    Laisse-moi ;
 reçois mon cur et ma foi.                  non ; je ne veux pas de toi.
 
 ZERBINE
 
 A toi seul j'en fais don.
 
 PANDOLFE
 
 Je n'en veux pas ; non, non.
 
 ZERBINE
 
 Bon, bon !
 
 PANDOLFE
 
290Non, non.
 
 ZERBINE                                             PANDOLFE (à part)
 
 Je t'aime,                                             O peine extrême !
 je suis à toi ;                                        Je suis, ma foi !
 sois donc à moi.                                  tout hors de moi !
 
 Fin du premier acte.